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ÉCRITS SUR LA PHILOSOPHIE UNIVERSELLE
ET NATURELLE.

Bacon avait réuni lui-même sous le titre de Scripta in naturali et universali philosophia divers opuscules manuscrits qui ont été trouvés après sa mort dans ses papiers, et qui n'ont été publiés que beaucoup plus tard et dans un pays étranger (Amsterdam, 1653), par les soins d'Isaac Gruter, auquel ils avaient été remis par G. Boswell ou Bosvile, ambassadeur d'Angleterre dans les Pays-Bas, ami, légataire et exécuteur testamentaire de l'auteur 1. Ce sont ces opuscules qui, rassemblés sous le titre que l'auteur leur avait destiné, composent la première moitié du volume que nous publions. Nous y avons seulement joint la Nouvelle Atlantide, autre fragment posthume, qui se rattache aux premiers par le sujet, mais que Gruter n'a pas compris dans son recueil parce qu'il était déjà publié depuis plusieurs années 2.

La plupart de ces opuscules sont restés inachevés, et n'ont pas été soumis à cette révision sévère que l'auteur faisait subir à tout ce qu'il publiait. Il est probable même qu'ils n'étaient pas destinés à voir le jour; car ce ne sont que des ébauches incomplètes qui devaient être remplacées par des travaux plus parfaits, ou que des solutions provisoires dont l'auteur avait pu sentir le faible. Il serait donc injuste de juger ces fragmens avec autant de sévérité que des ou

1 C'est Is. Gruter qui nous apprend lui-même ces détails dans sa préface : Quæ tibi damus, amice Lector, ad universalem et naturalem philosophiam spectantia, ex Manuscriptis codicibus quos accurate recensuerat et varie emendarat auctor, me amanuense, apographa sunt... Titulus quem frons libri præfert (Scripta in naturali et universali philosophia ), et totum complectitur opusculi, in varias partes secti, argumentum, ab ipso Verulamio est... Omnia autem hæc inedita debes, amice Lector, nobilissimo Guil. Boswello, ad quem ex ipsius Baconi legato pervenerant. On voit en effet par le testament de Bacon que G. Bosvile avait été spécialement chargé de recueillir ses manuscrits: « Je désire que mes exécuteurs testamentaires, et notamment J. Constable et mon excellent ami M. Bosvile, se chargent de recueillir tout ce que j'ai fait tant en anglais qu'en latin... Je désire que J. Constable et M. Bosvile prennent possession immédiatement après mon décès de tous mes papiers quelconques, » etc.

9 Voyez ci-dessous, p. 17 et 18.

vrages auxquels Bacon aurait mis la dernière main, et qu'il aurait avoués publiquement.

Les circonstances dont nous venons de parler expliquent aussi comment il se fait que dans l'édition originale, et dans toutes celles qui l'ont suivie et qui se sont bornées à la copier, le texte de ces écrits se trouve dans un tel état d'imperfection. Une foule de fautes grossières les rendaient souvent inintelligibles; les ouvrages les plus étendus n'offraient d'ailleurs aucune division, et devaient être lus tout d'une haleine. Nous nous sommes attaché à faire disparaître ces imperfections, et nous avons établi des divisions qui ont le double avantage de reposer l'esprit du lecteur, et de mieux faire comprendre l'ordre des idées de l'auteur.

DESCRIPTION DU GLOBE INTELLECTUEL.

La Description du globe intellectuel devait occuper la première place entre ces écrits; c'est comme un vaste programme de questions dont quelques-unes sont résolues dans les opuscules qui suivent.

Dans cet ouvrage, dont il n'a été fait que quelques chapitres, Bacon s'était proposé de parcourir toutes les provinces de ce qu'il appelle dans son langage figuré le globe intellectuel, c'est-à-dire de l'empire des sciences; il devait en tracer les divisions, en inventorier les richesses, et en montrer les lacunes: il devait, en un mot, y traiter la première partie de l'Instauratio, celle qu'il intitulé Partitiones scientiarum.

Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à comparer ce fragment soit avec le plan de la première partie qu'on lit en tête de l'Instauratio1, soit avec ce que l'on voit exécuté de cette partie dans le De augmentis scientiarum. On trouve d'ailleurs en plus d'un endroit de ce dernier ouvrage la dénomination même de globe intellectuel employée pour désigner l'empire des sciences, dont ce traité devait offrir la description 2.

1 Voy. Distrib. operis, § 2-4 (vol. I, p. 19).

2 « Jam mihi videor confecisse globum exiguum orbis intellectualis. » De augm., IX, c. 1, § 12. On trouve aussi en plusieurs endroits l'expression Globus intellectualis opposée à celle de Globus terrestris, Globus materialis : « Inveniuntur in globo intellectuali, quemadmodum et in terrestri, et culta pariter et inculta. » Distrib. op., § 3. Voy. aussi Cogitata et visu, § 17 (p. 381, fin).

a.

Dans le peu qu'il y a de fait de cette Description, on voit que l'auteur avait d'abord embrassé un plan beaucoup plus vaste que celui qu'il a exécuté depuis. Il ne s'était pas proposé moins que d'indiquer sur chaque sujet toutes les questions auxquelles il peut donner lieu, et d'en présenter les solutions diverses: c'eût été une encyclopédie tout entière. Il avait commencé à traiter de cette manière les diverses parties de l'histoire naturelle, en débutant par l'histoire des corps célestes; et déjà il avait consacré plusieurs chapitres aux questions que l'on peut se proposer sur l'astrononfie, sans être près d'épuiser son sujet. Mais il ne dut pas tarder à reconnaître qu'il lui serait impossible de donner à toutes les parties de son travail une étendue proportionnée à ces premiers développemens, et il abandonna une entreprise qui avait été conçue sur une trop grande échelle. Alors, au lieu de faire, ainsi qu'il en avait eu d'abord l'intention, un ouvrage entièrement neuf sur la division et les progrès des sciences, il se contenta, comme il nous l'apprend lui-même1, de compléter et de mettre en latin un ouvrage anglais qu'il avait publié dès 1605 (Of the proficience and advancement of learning), ouvrage dont le second livre offrait déjà un tableau raccourci des connaissances humaines: c'est cet ouvrage ainsi refondu qui constitue le traité De dignitate et augmentis scientiarum. Toutefois cette première ébauche ne fut pas entièrement perdue : la plus grande partie de la Description du globe intellectuel fut conservée pour être reportée dans le De augmentis, où on la retrouve presque textuellement 2.

Cet écrit ne paraît pas être antérieur à l'époque où Bacon, rendu à la vie privée par une disgrace fameuse (1621), s'ocde réviser et de mettre en latin ses premiers ouvrages. cupa D'un autre côté, il dut précéder la publication du De augmentis, qui parut en 1623, et dans lequel il fut incorporé en grande partie; il peut donc avoir été rédigé en 1621 ou 1622.

1 Voy. Ep. dédic. du Dialogue sur la guer. sac., § 3 (ci-dessous, p. 492). 2 Les quatre premiers chapitres du Globus intellect. forment les trois premiers du deuxième livre du De augmentis, le troisième et le quatrième du premier ouvrage ayan été réunis en un seul dans le second,

La Description du globe intellectuel n'a pas été traduite en français. Les quatre premiers chapitres se retrouvant presque textuellement dans le De augmentis, qui a é plusieurs fois traduit, c'eût été prendre une peine inutile que de les traduire à part. Mais les trois derniers auraient peut-être mérité d'être conservés dans les traductions de Bacon qu'on nous a données : ils renferment d'excellens préceptes sur la manière de rédiger les observations astronomiques en les dégageant de tout mélange d'hypothèses, ainsi que des détails intéressans sur les opinions qui régnaient en astronomie au 16° siècle. Le traducteur anglais P. Shaw n'a pas dédaigné de les insérer dans son édition méthodique de Bacon: ils y figurent au nombre des supplémens du De augmentis, comme spécimen de ce que Bacon avait appelé dans cet ouvrage Astronomie vivante 1. P. Shaw pense même, mais sans fondement suffisant, que c'est à tort que ces trois chapitres ont été annexés par Gruter aux quatre premiers chapitres du Globe intellectuel; en conséquence il en forme un traité à part, auquel il donne le titre d'Essai d'une histoire philosophique des cieux 2.

SYSTÈME DU ciel.

Le Système du ciel paraît faire suite à l'ouvrage précédent et être de la même époque ; il n'en est même pas séparé autrement que par le titre dans l'édition originale donnée par Gruter.

L'auteur tente d'y résoudre deux des questions qu'il avait posées dans les derniers chapitres de la Description du globe intellectuel, celle de la substance ou de la matière des corps célestes, et celle des mouvemens de ces corps. Les astres ne sont à ses yeux qu'un feu condensé; tous sont animés de deux mouvemens, le premier par lequel ils s'approchent ou s'éloignent les uns des autres, le second par lequel ils tournent tous autour de la terre, mais avec une rapidité qui varie en raison de leur plus ou moins grand éloigne

1 De augm., III, c. 4, § 4,

fin.

2 Voy. Bacon's philosophical Works, vol. II, p. 11 et 12.

ment. Quant à la terre, qui est le dernier terme de ce second mouvement, elle doit rester entièrement immobile 1.

Les solutions proposées par Bacon sont loin d'être en harmonie avec l'état actuel de la science, et, d'ailleurs, elles n'appartiennent pas à la philosophie proprement dite. Aussi nous n'aurions pas pris le soin de conserver la dissertation qui les contient, si elle n'eût offert un exemple de ces anticipations de la philosophie qui devaient constituer la cin

1 Les raisons sur lesquelles Bacon appuie cette dernière opinion, et d'après lesquelles il rejette le système de Copernic, avaient déjà été exposées, quoique plus en abrégé, dans le Novum Organum (liv. II, aphor. XXXVI, p. 158 de notre édit. ). Laplace, dans son Essai philosophique sur les proba bilités (cinquième édition, 1825, pages 255 et 256), n'a pas dédaigné de rappeler ces raisons et de les réfuter ex-professo. Voici comment il s'exprime :

« Le chancelier Bacon, promoteur si éloquent de la vraie méthode philosophique, a fait de l'induction un abus bien étrange pour prouver l'immobilité de la terre. Voici comme il raisonne dans le Novum Organum, son plus bel ouvrage Le mouvement des astres, d'orient en occident, est d'autant plus prompt qu'ils sont plus éloignés de la terre : ce mouvement est le plus rapide pour les étoiles; il se ralentit un peu pour Saturne, un peu plus pour Jupiter, et ainsi de suite jusqu'à la lune et aux comètes les moins élevées; il est encore perceptible dans l'atmosphère, surtout entre les tropiques, à cause des grands cercles que les molécules de l'air y décrivent; enfin il est presque insensible pour l'océan; il est donc nul pour la terre. Mais cette induction prouve seulement que Saturne et les astres qui lui sont inférieurs ont des mouvemens propres, contraires au mouvement réel ou apparent qui emporte toute la sphère céleste d'orient en occident, et que ces mouvemens paraissent plus lents pour les astres plus éloignés; ce qui est conforme aux lois de l'optique. Bacon aurait dû être frappé de l'inconcevable vitesse qu'il faut supposer aux astres pour accomplir leur révolution diurne, si la terre est immobile, et de l'extrême simplicité avec laquelle sa rotation explique comment des corps aussi distans les uns des autres que les étoiles, le soleil, les planètes et la lune, semblent tous assujétis à cette révolution. Quant à l'océan et à l'atmosphère, il ne devait point assimiler leur mouvement à celui des astres, qui sont détachés de la terre; au lieu que, l'air et la mer faisant partie du globe terrestre, ils doivent participer à son mouvement ou à son repos. Il est singulier que Bacon, porté aux grandes vues par son génie, n'ait pas été entraîné par l'idée majestueuse que le système de Copernic offre de l'univers : il pouvait cependant trouver en faveur de ce système de fortes analogies dans les découvertes de Galilée, qui lui étaient connues. Il a donné, pour la recherche de la vérité, le précepte, et non l'exemple; mais, en insistant avec toute la force de la raison et de l'éloquence sur la nécessité d'abandonner les subtilités insignifiantes de l'école pour se livrer aux observations et aux expériences, et en indiquant la méthode de s'élever aux causes générales des phénomènes, ce grand philosophe a contribué aux progrès immenses que l'esprit humain a faits dans le beau siècle où il a terminé sa carrière. »

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