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France, appelle plus que jamais cet esprit d'examen sur sa propre histoire, et que là surtout on ne pourrait, ainsi que nous l'ont appris Bacon et Leibnitz, rien établir dans le présent sans la connaissance profonde du passé?

Quand, après avoir achevé mes cours de rhétorique et de philosophie, et dans l'exaltation par laquelle passent, à dix-neuf ans, les jeunes gens dont l'imagination s'éveille, il ne fallut, comme on dit, faire mon droit, avec quel ennui mêlé de dédain j'ouvris les cinq codes! Retomber de mes poétiques rêveries, touchant la science et la littérature, sur les articles numérotés du code civil et du code de procédure, et n'avoir pour toute nourriture que l'étude de maigres et sèches formules sans animation et sans vie ! C'était donc là le droit ! Sur ces entrefaites, le hasard fit tomber entre mes mains un petit écrit de M. de Savigny, De la vocation de notre siècle en législation et en jurisprudence. Je savais un peu d'allemand, et me mis à le parcourir. Je ne revins pas de ma surprise : l'auteur distinguait le droit de la loi, parlait du droit d'une manière passionnée; en faisait quelque chose de réel, de vivant et de dramatique; puis dirigeait contre les législations et les codes proprement dits de véhémentes critiques. Quoi donc! la législation et le droit n'étaient donc pas même chose! les cinq codes ne constituaient donc pas la jurisprudence! Pour confirmer ou dissiper ce soupçon, je relus l'écrit de M. de Savigny;

je lus ses autres ouvrages; enfin, presque persuadé par ses théories, auxquelles cependant je trouvais confusément quelque chose d'incomplet, je résolus de pousser plus loin mes lectures, et, avec le secours de Hugo et de Haubold, je parvins peu à peu à m'orienter dans la littérature juridique de l'Allemagne.

Plus j'avançais, plus je sentais que cette époque contemporaine de la jurisprudence en Allemagne, si brillante et si féconde, ne s'expliquait pas suffisamment par elle-même ; que, pour la comprendre, il fallait en sortir, en remontant à ce qui la précédait. Je parvins alors à la révolution opérée par Kant. Là, même pensée et même procédé. De Kant je remontai à Leibnitz; de Leibnitz au seizième siècle, si glorieux pour la France. Alors je n'étais plus séparé que par quatre siècles de la rénovation scientifique de la jurisprudence européenne, dont l'Italie fut le théâtre, et dont M. de Savigny s'est fait l'historien.

Ce me fut, au milieu de mes études, un soulage. ment et un progrès d'embrasser à peu près l'histoire entière de la science dans ses époques essentielles. Alors je pus me servir avec plus d'intelligence et d'efficacité des richesses et des productions contemporaines. Aussi, après m'être efforcé d'embrasser le système entier de la science, en m'attachant toutefois plus particulièrement à la philosophie du droit, au droit romain et à l'histoire du droit, je me ré

solus de porter devant le public, avec ingénuité et franchise, mes efforts et mes études.

Mais par où commencer? Jeune, sans caractère officiel, avec une mission que je me donnais moimême, au milieu d'une préoccupation presque exclusive pour la jurisprudence pratique, comment, dès les premiers pas, réveiller pour la science théorique l'attention, et lui concilier l'intérêt dont elle est digne? Entrer brusquement dans une des parties de la science, soit dans l'histoire, soit dans la philosophie du droit, dans l'exégèse, ou la dogmatique, n'était pas sans inconvénient et sans danger. Après y avoir beaucoup songé, je m'arrêtai au parti de recommencer, sous les yeux mêmes du public, la route que j'avais suivie moi-même, d'exposer devant lui un tableau critique de la science, de sa marche, de ses phases et de ses progrès ; espérant que cette revue rapide du passé serait à elle seule le meilleur des enseignements, qu'elle éveillerait, comme elle avait fait chez moi, une curiosité studieuse, que les choses parleraient assez d'elles-mêmes, et que les noms et les doctrines évoqués par ma jeunesse la protègeraient, et lui donneraient créance et autorité. Je ne me trompai point : les jeunes gens qui avaient répondu avec une cordialité toute fraternelle à l'appel d'un de leurs condisciples écoutèrent avec un bienveillant intérêt le simple récit des travaux des temps passés, soutinrent par leur inépuisable et affectueuse attention l'inexpérience d'un camarade

qui n'avait pas craint de se faire leur professeur, et semblèrent plus disposés à accueillir des assertions et des conclusions dogmatiques qui paraissaient sortir, à leurs yeux, du récit des faits. C'est ce cours préliminaire, cette introduction générale, que je présente aujourd'hui au public.

Cette introduction n'est point une histoire littéraire proprement dite: on y trouvera trop d'opinions dogmatiques, trop peu de détails biographiques et bibliographiques, pour lui donner ce nom.

Ce n'est pas non plus une encyclopédie du droit: car j'ai suivi, non pas l'ordre des matières, mais la suite chronologique des hommes et des époques. D'ailleurs, bien que je présente une théorie du droit positif, et que presque toutes les parties de la jurisprudence se trouvent mentionnées, cependant j'ai dû omettre beaucoup de classifications et de matières, voulant surtout être fidèle à la suite des temps et des grandes écoles. Si le public accueille avec indulgence ce premier essai, je publierai plus tard une véritable encyclopédie de la jurisprudence, à la fois historique et dogmatique. Alors je réimprimerai le texte entier de la Nova methodus de Leibnitz ', qui est le point de départ de cette partie de la science.

Qu'est-ce donc que cette introduction, et quel dessein m'y suis-je proposé? Réveiller le sentiment du droit, le distinguer nettement de la législation,

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Voyez, chapitre X, Leibnitz considéré comme jurisconsulte.

présenter une théorie du droit positif qui concilie dans le sein de la jurisprudence la philosophie et l'histoire, et montrer que le droit subsiste à la fois par l'élément philosophique et l'élément historique; de ce point de vue, tracer une histoire rapide de la science en Europe depuis le douzième siècle; avec le secours des travaux littéraires et bibliographiques de Pancirole, de M. de Savigny, de Hugo, de Haubold, de quelques Italiens du dernier siècle, de Bayle, de Taisand, de Terrasson et de Fournel, suivre la chronologie et les destinées de la jurisprudence; ne m'arrêter qu'aux grandes écoles, ne signaler que les hommes puissants, raconter et critiquer tout ensemble les travaux qui furent féconds; de ce tableau tirer des enseignements et des conséquences, faire sortir des opinions dogmatiques du récit des faits, montrer par l'inspection des temps et des monuments antérieurs quelle est aujourd'hui notre tâche : voilà pour le fond. Quant à la forme et au style, cette introduction n'est point un livre : c'est le reflet et le débris d'une improvisation inexpérimentée; sur les feuilles où le secours de la sténographie en avait conservé l'expression, mon travail n'a consisté qu'à effacer les répétitions et les redites, qu'à renouer quelques transitions, qu'à rétablir quelquefois dans la déduction de la pensée un peu plus d'ordre et de méthode. Mais, malgré ces légers changements, on reconnaîtra facilement le ton et la marche de la parole parlée, et non de la pa

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