Page images
PDF
EPUB

flotte tour à tour entre les théories a priori et la méthode d'observation, entre la République de Platon et la Politique d'Aristote; où l'érudition étouffe souvent la pensée; où l'esprit de l'auteur, en voulant monter dans le monde des idées et des systèmes, s'abat presque toujours dans son vol impuissant; sans méthode, sans lumière; mais cependant témoignage irrécusable de vigueur et de génie, monument du seizième siècle, auquel trois cents ans n'ont pas ôté sa valeur, et qui se transmettra comme une médaille précieuse dans l'histoire des ouvrages humains.

Bodin était profond jurisconsulte, et il porta dans la jurisprudence comme dans l'histoire son esprit systématique et son goût pour les idées générales. Aussi commença-t-il par méconnaître le talent de Cujas et par se déclarer son ennemi; il goûtait peu l'exégèse historique du professeur de Bourges, qui, de son côté, lui rendit la même antipathie. Cependant Bodin finit par revenir à des sentiments plus justes; car je lis dans sa République : « Cujacius antiquorum lectionum dili

[ocr errors]

gentissimus interpres 1. » Il savait du droit romain, et le jugeait d'une manière plus indépendante qu'aucun de ses contemporains; témoin la préface de sa méthode pour étudier l'histoire. Dans un petit écrit fort court, intitulé Juris universi distributio, il fait une classification générale du droit. Voici comment il pose et résout les principales questions:

Qu'est-ce que la jurisprudence?

« Ars tribuendi

» suum cuique, ad tuendam hominum societatem.... » Hæc ad quatuor causas ac totidem quæstiones referri

Lib. 4, cap. 2.

» potest. An sit, quid sit, qualis sit, cur sit? Eadem >> quatuor partibus constat, lege, æquitate, legis actione, judicis officio. »

[ocr errors]

Qu'est-ce que la forme de la jurisprudence? — « Ni>> hil aliud est quam jus ipsum, sine quo jurisprudentia » nulla sit. »

Qu'est-ce que

le droit? - « Jus est bonitatis et pru» dentiæ divinæ lux hominibus tributa, et ab iis ad uti» litatem humanæ societatis traducta. »

Le droit est double, naturel et humain. Le droit naturel nous est inculqué par notre raison; le droit humain est l'ouvrage de l'homme. Le droit humain se partage en droit des gens et en droit civil, etc.

Quelle est la matière du droit?-« Materia circa >> quam omnis de jure quæstio versatur, in personis » est, aut in rebus, aut in factis ac dictis personarum. »

J'épargne au lecteur les détails, les classifications des personnes et des choses, des facta ac dicta, sous lesquels rentrent naturellement les actions et les obligations. Ce petit traité est un mélange de notions romaines et d'idées qui appartiennent à Bodin. Il se termine par sa théorie de la justice.

[ocr errors]
[ocr errors]

Finis, justitia suum cuique tribuens, id est to » meñovos, quod in triplici proportione versatur, arithmetica, geometrica et harmonica; quæ, quasi tres » filiæ Themidos, se complexu mutuo fovent, evvoμia, » dixon, sinon, id est æqua lex, justitia, pax : vel com» modius vos ad arithmeticas rationes, ut lex omnibus » eadem; ɛɛɛi ad geometricas, id est æquitas; emisixoad harmonicas : quæ utrisque conflatur, ut jus» titia ex lege et æquitate coalescit.

[ocr errors]

δικαιοσύνη, ειρηνη,

νομος

>> Ratione arithmeticæ quæ avvaddaxtın dicitur, sem

per æqualis, facta factis, res rebus, sine personarum delectu coæquando, eaque potissimum est in rebus creditis, mutuis, pignore, commodato, deposito et >> similibus.

[ocr errors]

(Proportio arithmetica in numeris 2, 4, 6, 8, 10,

» 12.)

» Ratione geometrica quæ dixventeen vocatur, simili>> tudinem non æqualitatem spectans : exempla in L. Capitalium, § in servorum. de pœnis. L. ult. de inS » cend. L. ut gradatim. de muneribus.

[ocr errors]
[ocr errors]

(Proportio geometrica in numeris 2, 4, 8, 16, » 32, 64.)

>> Ratione harmonica quæ ex arithmeticis et geome» tricis rationibus coalescit, æqualitatis et similitudinis >> conjuncta ratione, causas definiens exemplum est » in L. eos. de usuris.

"

» (Proportio harmonica in numeris 6, 8, 12, 16, » 24.)

» Hæc libro 6, cap. ult. de republica, a nobis expli

» cata sunt. »

Voilà qui achève de faire connaître Bodin. Il termine sa République et son Système de droit par une théorie de la justice formulée en nombres mystérieux. Je ne doute pas qu'à ses yeux cette fin bizarre n'ait été comme une consécration religieuse de ses travaux. Pour lui la justice (et n'oublions pas que par ce mot Bodin entend, comme les anciens, l'État même) est arithmétique, géométrique et harmonique. Qu'est-ce à dire? C'est qu'ainsi qu'il l'explique au dernier chapitre de sa République 1 : la justice arithmétique est fondée sur l'égalité, est com

'Lib. 6, cap. 6, De tribus justitiæ generibus, etc.

I

mutative; et, soit publique, soit privée, soit en faisant les lois, soit en les appliquant, elle se règle sur une égalité absolue. C'est la démocratie qu'aimait Xénophon et qu'il figurait par la proportion arithmétique, dont les raisons sont constamment les mêmes, augmentent toujours du même nombre. La justice géométrique au contraire est distributive, procède par analogie et non par égalité, associe les semblables, mais séparément dans deux ordres dont la règle constante est l'inégalité. C'est l'aristocratie à laquelle inclinait Platon et qu'il figurait par la proportion géométrique, qui a ses raisons non égales, mais seulement semblables. Xénophon, plus soldat que contemplateur, qui aimait la place publique d'Athènes, et ne ruminait pas en philosophe contre la constitution de son pays, s'attachait à la démocratie. Mais Platon ', qui ne considérait la démocratie d'Athènes qu'avec le dédain du philosophe et de l'homme contemplatif, préférait l'aristocratie. Bodin vient, au milieu de Xénophon et de Platon, proposer une transaction: c'est la justice harmonique, qui mêlera ensemble, dans des proportions convenables, l'égalité arithmétique et la similitude géométrique. Pour lui la république idéale, præstantissima civitatis imago, serait celle qui, sans mettre de barrières entre les ordres des citoyens, accorderait cependant à l'aristocratie une juste supériorité, tempèrerait toutes les différences les unes par les autres, et produirait, par une secrète harmonie, une inaltérable félicité. Ainsi, à travers une variété harmonique on arriverait à l'unité qui vivifie et soutient tout, l'homme et la nature, qui est l'expression

• Plutôt quelques Platoniciens.

sublime de Dieu : Sapientissimus ille rerum omnium opifex ac mundi procurator.

Tel est Bodin et sa grandeur bizarre. Il a fondé avec Machiavel la science politique moderne. Avant lui, Thomas Morus avait écrit; mais son utopie vague et commune n'a rien édifié.

I

CHAPITRE VII.

COMMENCEMENT DU XVIIE SIÈCLE.

BACON ENVISAGÉ COMME JURISCON

SULTE.

SELDEN.

La science du droit, après avoir dépouillé les formes et l'enfance du moyen âge pour s'associer au caractère et au génie des temps modernes, après avoir jeté au seizième siècle et en France une si vive lumière, et s'être manifestée sous toutes ses faces dans une jeunesse pleine de sève et d'ardeur, revient à des développements successifs et partiels dont chaque pays de l'Europe est à son tour le théâtre.

Le successeur de Bodin dans la philosophie du droit est Bacon 2, philosophe, jurisconsulte, aussi exercé aux

[ocr errors]

Voyez lib. 2, De servis, combien ce qu'il dit des lois manque de consistance et de vérité.

2 Né en 1561, mort en 1626.

« PreviousContinue »