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jas: c'était méconnaître à la fois ces deux jurisconsultes. Le dix-huitième siècle eut des talents oratoires qui éclatèrent en mouvements généreux; mais plus d'études, plus de travail. C'est donc au seizième siècle que le barreau jette son plus vif éclat à côté de l'école dont il pro

cède et dont il relève.

Ce n'était pas assez : la science du droit devait se traduire en législation sous la main d'un homme puissant et bon, de doctrine et de vertu, ardent et infatigable pour le bien, n'ayant de parti que celui de la France et du roi; vivant dix ans aux affaires sans se décourager de voir ses efforts inutiles, méconnus, calomniés; voulant toujours le bien, empêché presque toujours de le faire, et cependant restant à son poste sans dédain et sans désespoir. Ce héros du courage civil est le chancelier de L'Hospital. Jurisconsulte, il avait surtout à cœur la réforme de l'ordre judiciaire : il a consigné ses vues et ses desseins dans un traité où il se dédommage, en théoricien original et indépendant, de tout ce qu'il n'a pu faire comme praticien et comme ministre ; et, sous sa plume, ses théories deviennent plus audacieuses à mesure qu'il les sent plus impraticables. Cependant, esprit positif, il chercha par son ordonnance d'Orléans à remédier aux abus autant qu'il pouvait. On sait l'édit des Secondes Noces, l'édit politique de Romorantin, enfin l'ordonnance de Moulins, qu'on pourrait appeler le code civil du seizième siècle. Il rendit aussi des lois somptuaires, qui sans doute aujourd'hui font sourire les économistes, mais qui achèvent de montrer L'Hospital comme un homme de mœurs et de pensées antiques. Voilà ce qu'il fit; mais il est encore plus grand par ce qu'il voulut et ne put faire. Pendant sa laborieuse administration, il

fut toujours tourmenté du désir de réunir et de calmer les partis qui déchiraient la France, le parti de la réforme et le parti catholique. Dans ce siècle de fanatisme et d'irréconciliable haine, L'Hospital concevait la liberté de conscience, le droit qu'a tout homme de professer ce qu'il sent et ce qu'il pense, et il était interdit à L'Hospital de proclamer les principes qu'il voyait d'un esprit lucide et nourrissait d'une ame fervente. Dans le conseil du roi, il lui faut dissimuler sa pensée; il parle à Catherine de Médicis, devant Charles IX et le cardinal de Lorraine, puis il mécontente à la fois, par son impartialité précoce de deux siècles, catholiques et protestants. Oh ! que d'amertume et de douleur durent peser sur cette grande ame! Mais n'importe, il ne déserte pas son poste, il s'en laisse exiler, et s'en va dans son petit enclos de Vignay se préparer à mourir, catholique tolérant, dans la foi de ses pères.

Pendant que L'Hospital essayait de pratiquer aux affaires le dogme de la liberté, un homme de sens et de cœur écrivait ces lignes où commence à poindre la vraie philosophie du droit qui s'appuie sur la raison et la liberté.

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<< Cela est, comme je crois, hors de nostre doubte, » que, si nous vivions avecques les droits que nature » nous a donnez et les enseignements qu'elle nous apprend, nous serions naturellement obéissants aux >> parents, subjects à la raison, et serfs de personne. » De l'obéissance que chascun, sans aultre advertisse>>ment que de son naturel, porte à ses père et mère, » touts les hommes en sont témoings, chascun en soi et » pour soi. De la raison, si elle naist avecques nous, ou » non, qui est une question débattue au fond par les académiques et touchée par toute l'eschole des phi

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losophes, pour cette heure, je ne penserois point faillir en croyant qu'il y a en nostre ame quelque na» turelle semence de raison, qui, entretenue par bon >> conseil et coustume, fleurit en vertu, et au contraire, » souvent ne pouvant durer contre les vices survenus, étouffée, s'avorte. Mais, certes, s'il y a rien de clair et d'apparent en la nature, et en quoy il ne soit pas permis de faire l'aveugle, c'est cela que nature, le » ministre de Dieu, et la gouvernante des hommes, » nous a touts faicts de même forme, et, comme il semble, à mesme moule, à fin de nous entrecognoistre touts pour compaignons, ou plus-tost frères; » et si, faisant les partages des présents qu'elle nous donnoit, elle a faict quelques advantages de son bien, » soit au corps ou à l'esprit, aux uns plus qu'aux aul» tres; si n'a elle pourtant entendu nous mettre en ce » monde comme dans un camp clos, et n'a pas envoyé » ici-bas les plus forts et les plus advisez, comme des brigands armez dans une forest, pour y gourmander » les plus foibles; mais plus-tost faut-il croire que, fai» sant ainsi aux uns les parts plus grandes et aux aul» tres plus petites, elle vouloit faire place à la fraternelle » affection, à fin qu'elle eust où s'employer, ayant les » uns puissance de donner aide, et les aultres besoing » d'en recevoir : puis doncques que cette bonne mère » nous a donné à touts toute la terre pour demeure, » nous a touts logez aulcunement en une mesme mai» son, nous a touts figurez en mesme paste, à fin que >> chascun se peust mirer et quasi recognoistre l'un dans » l'aultre; si elle nous a touts en commun donné ce grand présent de la voix et de la parole, pour nous

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» accointer et fraterniser dadvantage, et faire, par la

>> commune et mutuelle déclaration de nos pensées, » une communion de nos volontés; et si elle a tasché » par touts moyens de serrer et estreindre plus fort le >> noeud de nostre alliance et société; si elle a monstré, >> en toutes choses, qu'elle ne vouloit tant nous faire >> touts unis, que touts uns, il ne faut pas faire doubte » que nous ne soyons touts naturellement libres, puis>> que nous sommes touts compaignons; et ne peult >> tomber en l'entendement de personne que nature ayt >> mis aulcuns en servitude, nous ayant touts unis en compaignie.

"

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Ainsi écrivait dans La servitude volontaire ou le contr'un Estienne de la Boëtie, qu'ont immortalisé l'amitié et les regrets de Montaigne.

Mais ce n'était là qu'un élan d'ame, et une saillie de bon sens; il fallait à la philosophie du droit une expression scientifique. Bodin, avocat au parlement de Toulouse, la lui donna; il fut l'esprit général du seizième siècle en politique, en histoire et en législation; il écrivit une méthode pour étudier l'histoire, un traité de la république, des tables de jurisprudence universelle. Au milieu de tous ces jurisconsultes qui travaillaient chacun dans un sillon de la science et s'y enfonçaient, Bodin a la prétention et la force de s'élever au spectacle général des choses, de généraliser et de conclure. Un tel homme veut être considéré de près.

Voilà quel est en raccourci, dans l'histoire de la jurisprudence, le seizième siècle, siècle de géants, âge d'érudition merveilleuse. Et cependant ces hommes vivaient comme nous au milieu d'orages, de factions et de malheurs qui venaient traverser leur vie et déconcerter leurs études; eux aussi s'occupaient des affaires

du jour et de la France. Comment donc ces hommes antiques portaient-ils à la fois le poids de la science et de la journée ? Où donc est le secret de cette vigueur inépuisable, de ces travaux, de ces monuments, éternelle dérision de nos débiles efforts et de notre orgueilleuse faiblesse? C'est surtout la jurisprudence qui s'enrichit des labeurs du seizième siècle, et le caractérise; elle succédait à l'éclat de la théologie catholique, et précédait l'avénement et le règne de la philosophie au dix-septième siècle.

CHAPITRE VI.

BODIN. - DE REPUBLICA LIBRI SEX.

JURIS UNIVERSI DISTRIBUTIO.

Le seizième siècle, avec ses guerres politiques et religieuses, ses fureurs civiles, ses vastes factions, avec la monarchie française ébranlée, avec l'esprit novateur qui paraissait à la fois sur le champ de bataille, dans le cabinet des savants et dans les colloques des théologiens, devait provoquer le développement original et moderne d'une science qui avait presque toujours sommeillé depuis l'antiquité, de la science politique. Il y avait eu trop de guerres et de batailles, trop d'intérêts et de passions s'étaient émus, trop de

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