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tional, vous négligerez ce qui donne la vie à toutes les institutions, le rationnel et l'absolu. Vous aurez le sentiment des croyances, des coutumes et des mœurs d'un pays; bien : mais l'humanité elle-même, avec sa nature toujours une, vous échappera. C'est ainsi que le chef célèbre de l'École historique allemande, M. de Savigny, uniquement préoccupé de l'histoire, de ce que le droit des nations a d'individuel, de leurs coutumes et de leur instinct politique, n'a pas reconnu le fondement philosophique du droit positif, l'élément humain et universel; sa gloire, et elle est grande, est d'avoir vivement senti et fait sentir combien le droit positif est réel et vivant; qu'indépendant des législations et des codes, il leur préexiste; qu'il s'associe à la destinée et aux progrès des institutions, des mœurs et de la langue d'un pays; qu'il commence par être un drame pour devenir une science, et que, pour connaître sa nature, il faut savoir son origine et son histoire. Mais, on est forcé de l'avouer, cet éminent jurisconsulte, s'arrêtant, pour ainsi dire, au costume de chaque peuple, n'a pas percé jusqu'à l'homme, et n'a pas franchi la réalité historique pour arriver à la vérité absolue.

Enfin, si, mettant en oubli tout ce que le droit positif tient de la philosophie et de l'histoire, on ne s'attachait qu'à l'intelligence des formules et des textes, qu'à la forme dogmatique ou géométrique, prise seule, sans considération de sa nature et de sa base, on pourrait tirer sévèrement des conséquences justes, se montrer bon logicien, mais voilà tout. On ne soupçonnerait pas quelle analyse subtile, quel commentaire éloquent, le véritable jurisconsulte trouve à faire sur les axiomes de sa science. Observant les éléments d'un texte dans leur

nature et leur combinaison, cherchant à faire la part exacte des causes rationnelles et des origines historiques, de ce double point de vue arrivant à la formule dogmatique dont il possède alors l'intelligence non-seulement logique, mais réelle et complète, il déduira avec une raison ferme, sans témérité comme sans routine, des conséquences fécondes et lumineuses.

On le voit, le droit positif n'est pas un élément simple. Entre la philosophie et l'histoire, il n'est ni un, ni universel, ni simple. Tandis que la philosophie, aventureuse courrière, travaille avec ardeur de découverte en découverte, de système en système, à expliquer et à gouverner le monde, le droit, la suivant de bien loin dans chaque pays, long à pratiquer les vérités qu'elle lui transmet, les accepte enfin pour les faire tomber dans le domaine et les passions de l'histoire, qui les altère et les transforme. Jamais ce mélange, qui constitue le droit, ne fut plus éclatant que dans la jurisprudence romaine. Là, ce qui est toujours vrai et ce qui n'est que réel, ce qui est absolu et ce qui n'est qu'historique, s'unissent et se confondent si bien, que rien ne se détache, que les combinaisons paraissent homogènes, tant l'étreinte est forte! C'est pourquoi le droit romain a été si différemment jugé. Grotius et son école l'ont souvent considéré comme le droit naturel personnifié, uniquement frappés de la philosophie vigoureuse qui s'y était incorporée; au contraire, l'école historique allemande admire exclusivement ce qu'il a d'individuel et de national. Tous ont raison : ce qu'ils adorent dans le droit romain s'y trouve, mais ne s'y trouve pas seul.

Encore un coup, qu'on le reconnaisse, le droit positif

est une science morale qui vient se placer entre la philosophie et l'histoire, qui à la première emprunte ses règles absolues, à la seconde le drame, et dans cette combinaison trouve sa forme individuelle. Le droit, dans chaque pays, est à la fois ce que veut la raison et ce qu'ont pratiqué les ancêtres. Sa vocation est toute politique, son rôle tout social. Se rédigeant au Sénat, s'enseignant à l'Académie, se pratiquant au Forum, il se répand dans le corps social, qu'il colore et qu'il vivifie. On l'écrit, et il devient législation; on l'enseigne, et il se développe en doctrine et en littérature; on l'applique, et il s'appelle jurisprudence.

Autres conséquences. Si le droit a une base philosophique, il y a nécessité d'une philosophie du droit.

Si le droit a un vêtement historique, il y a nécessité d'une histoire du droit.

Si le droit préexiste par lui-même, indépendamment des législations et des textes, il y a nécessité de théories dogmatiques.

Si le droit se manifeste surtout par la législation et les textes, il y a nécessité d'une interprétation scientifique des textes et des législations.

Ainsi,

Philosophie du droit;

Histoire du droit;
Dogmatique ;

Exégèse :

Telles sont les quatre grandes divisions de la science; toutes les autres s'y soumettent et y rentrent.

Il y a entre ces quatre parties relation, ordre et né

cessité.

La philosophie du droit étudie la nature humaine,

et, des faits observés, tire des préceptes obligatoires. Sequere naturam.

L'histoire du droit étudie dans la réalité le jeu de la science, sa pratique et sa représentation; constate la nature du droit par ses applications mêmes; reconnaît son rôle et sa place dans l'humanité, dans l'histoire individuelle des peuples et l'histoire nationale; le voit mêlé à toutes les choses de ce monde, et le retrouve dans toutes les destinées et dans toutes les proportions de l'ordre social. Par ce spectacle, qui est un grand enseignement, l'histoire du droit aplanit même les voies de la philosophie du droit, en montrant sous des formes sensibles les opinions et les dogmes; elle rend la dogmatique possible et féconde, en livrant au jurisconsulte l'expérience et la pratique des temps et des peuples; elle agrandit l'exégèse, en révélant dans les textes ce qu'auparavant on n'y voyait pas.

La dogmatique élève des théories qui préparent et provoquent les textes et les législations. Ici le jurisconsulte ne saurait se passer du double enseignement de la philosophie et de l'histoire du droit. Novateur prudent et docte, il sait concilier le respect des lois existantes avec le progrès des lois futures; demander et mûrir les changements, les soumettre à la discussion; dépouiller les innovations, par le calme et la bonne foi de la science, de ce qu'elles ont de trop brusque et de trop mordant; et enfin, le temps venu, la société convaincue, et le pouvoir averti, les théories deviennent paisiblement des lois.

L'exégèse en face des textes et de la législation les interprète et les explique: elle tire des textes tout ce qu'ils contiennent; sous une lettre usée et vulgaire

saisit l'esprit, car la science produit en jurisprudence les mêmes effets que la foi en théologie : elle illumine les commentateurs et les textes, et maintient la législation en harmonie avec le temps, ses progrès et sa mobilité.

CHAPITRE IV.

RÉNOVATION DE LA SCIENCE AU XII SIÈCLE; IRNÉRIUS ET LES GLOSSATEURS. XIIIE SIÈCLE; ACCURSE,

LE DERNIER DES GLOSSATEURS.

XIVE SIÈCLE; BARTOLE. XVe SIÈCLE; ANGE POLITIEN.

-

Ainsi nous ne poursuivons pas une ombre, en nous attachant au droit et à son histoire. Le droit est dans la nature, dans l'histoire et dans la science, et nous pouvons hardiment l'interroger dans sa philosophie, le suivre dans ses annales, et le contempler dans ses dogmes. Mais, avant d'entrer pour notre propre compte dans l'étude des idées, des faits et des théories, n'avonsnous rien à faire? Irons-nous, sans nous enquérir de nos devanciers et de leurs œuvres, nous embarquer étourdiment, sans songer que les routes qu'ils ont prises peuvent nous indiquer celles qu'il faut tenir et celles qu'il faut éviter?

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Un ancien a dit avec gravité : « Nulla est ars quæ gulari consummata sit ingenio 1. » Il est vrai, il n'est

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