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lement frapper notre poète. Le 20 mars 1815, on apprend que le tyran de l'ile d'Elbe a rompu son ban, qu'il vient de débarquer dans le midi de la France et que, selon l'expression consacrée, l'aigle vole de clochers en clochers jusqu'aux tours de NotreDame. Châteaubriand sort de chez lui; il voit les passants ou glacés d'effroi ou pleins d'enthousiasme. Ses yeux tombent sur une affiche c'est une ordonnance royale signée de Louis XVIII, mettant Napoléon hors la loi, et enjoignant à tous agents de la force publique et à tous bourgeois de la bonne ville de Paris de lui courir sus. Cette ordonnance d'un roi sans jambes enjoignant de courir sus à celui qui avait enjambé l'univers, quelle chose lamentable! Ces réflexions qu'ont pu avoir tous les hommes de ce temps ont dû agiter plus que personne Victor Hugo. Ajoutez qu'il y avait, dans les actes du nouveau régime, pour tous ceux qui aimaient leur pays, malgré les considérations de partis, des occasions perpétuelles d'humiliations. C'est ainsi qu'un jour les ambassades étrangères résolurent de ne point reconnaître ces titres de duc de Dalmatie, duc de Trévise, prince de Tarente, prince d'Eckmuhl, si vaillamment conquis par les généraux de Napoléon. Vous trouverez l'expression de l'indignation causée par cette mesure dans la première Ode à la colonne de la place Vendôme, qui a sa place parmi les Odes et Ballades. Avec cette puissance qui lui permet de donner la vie aux êtres inanimés, V. Hugo fait parler tous les soldats morts, les montre montant à l'assaut du monument, et, dans une sorte de vision d'épopée, il croit entendre sortir de la colonne triomplale tous ces noms dont l'étranger ne veut plus parce qu'il en a peur :

Tarente, Reggio, Dalmatie et Trévise

C'est la une des premières protestations, parmi celles que ne manquera pas de faire notre poète, toutes les fois qu'il verra l'étranger toucher aux gloires de la patrie.

A mesure que les années s'écoulent, le prestige de l'éloignement met une sorte d'auréole autour du front de l'empereur. « Les Anglais, dit Chateaubriand, se laissant emporter à une politique étroite et rancunière, manquèrent leur dernier triomphe; au lieu de perdre leur suppliant en l'admettant à leurs bastilles ou à leurs festins, ils lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu'ils croyaient lui avoir ravie. Il s'accrut dans sa captivité de l'énorme frayeur des puissances en vain l'océan l'enchaînait, l'Europe armée campait au rivage, les yeux attachés sur la mer. » Ouvrons maintenant les Orientales et lisons quelques strophes du poème intitulé Lui: nous y verrons le développement très facile à reconnaitre de cette prose de Chateaubriand celle-ci, il est vrai, a été écrite longtemps après le poème de V. Hugo; mais il faut croire que l'auteur des Martyrs avait laissé tomber quelques-unes

de ses réflexions dans la conversation des salons de l'époque. Il y a en effet une sorte d'harmonie entre le déclin de ce génie finissant et l'aurore de ce génie nouveau.

Puis, pauvre prisonnier qu'on raille et qu'on tourmente,
Croisant ses bras oisifs sur son sein qui fermente,
En proie aux geôliers vils, comme un vil criminel,
Vaincu, chauve, courbant son front noir des nuages,
Ramenant sur un roc où passent les orages

Sa pensée, orage éternel.

Qu'il est grand, là surtout ! Quand, puissance brisée,
Des porte-clefs anglais misérable risée,

Au sacre du malheur il retrempe ses droits,
Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine,
Et, mourant de l'exil, gêné dans Sainte-Hélène,
Manque d'air dans la cage où l'exposent les rois !

Dans un autre passage des Mémoires d'outre-tombe, à la page 85 du tome IV, vous trouverez encore un morceau de toute beauté : ce sont les rêveries de Napoléon à la vue de la mer. Prenez d'autre part, dans les Chants du Crépuscule, le poème dédié à la mémoire de Napoléon Ier: vous y verrez le développement en vers du même motif. Ailleurs Chateaubriand nous fait le récit du voyage de navigation vers Sainte-Hélène. Il nous montre l'empereur laissant errer ses yeux, au lever du soleil, du côté de l'orient, et se remémorant sa jeunesse merveilleuse au pays des califes et des plus vieilles légendes. Or, il me semble que le poème des Orientales, intitulé Bounaber di, où le héros occidental est façonné en personnage mythique par l'imagination orientale, est né d'une représentation analogue. Et de même, cette strophe de Lui:

Leur féerie a déjà réclamé son histoire :
La tente de l'Arabe est pleine de sa gloire.
Tout Bédouin libre était son hardi compagnon ;
Les petits enfants, l'œil tourné vers nos rivages,
Sur un tambour français règlent leurs pas sauvages,
Et les ardents chevaux henuissent à son nom.

Au prestige de l'éloignement, à ce recul de perspective, qui faisait déjà de Napoléon un homme du passé, s'ajoute, en 1824, la poésie de la mort. Et ici un rapprochement s'impose encore, parce que les termes sont presque les mêmes chez l'auteur des Mémoires d'outre-tombe et chez l'auteur des Orientales. En nous racontant la mort du héros, Châteaubriand nous le montre entouré des fidèles officiers qui l'ont suivi à Sainte-Hélène, et il nous rapporte, suivant un témoignage impossible à contrôler, que les derniers mots de l'empereur expirant furent ceux-ci : « Tête armée ». Certains témoins les entendirent autrement: « Tête d'armée. » Voilà une tradition qui s'est fixée dans l'esprit de V. Hugo, ou je me trompe fort, car nous lisons ceci dans les Orientales (Lui):

Qu'il est grand à cette heure où, prêt à voir Dieu même,
Son oil qui s'éteint roule une larme suprême !

Il évoque à sa mort sa vieille armée en deuil,

Se plaint à ses guerriers d'expirer solitaire,
Et, prenant pour linceul son manteau militaire,
Du lit de camp passe au cercueil.

Voilà Napoléon sacré tout à la fois par la gloire et par le malheur. Il serait étonnant que Victor Hugo, si sensible aux grandes antithèses, ne fût pas frappé par le contraste tragique de celte vie si éclatante et de cette mort sur une terre d'exil. C'est peutêtre à ce moment que germa dans son esprit ce fameux vers:

Oh! n'exilons personne. Oh! l'exil est impie.

Certaines circonstances historiques devaient d'ailleurs ramener sa pensée vers le héros. Le gouvernement de la Restauration, sur les conseils de Chateaubriand, voulant se donner un peu de gloire, envoie une armée en Espagne pour réprimer l'insurrection des Cortès et remettre sur le trône le roi légitime. Pour Chateaubriand, il était de bonne politique d'arrêter le retour croissant de la popularité napoléonienne et en même temps de donner par une guerre le baptême du feu au drapeau blanc. V. Hugo, fidèle à ses habitudes, célèbre cet événement de l'histoire de son temps. Vous trouverez, au livre II de ses Odes, une pièce très longue, inti tulée Guerre d'Espagne. Lorsque les troupes revinrent de cette expédition, qu'on avait entourée de toutes les splendeurs possibles, il fut décidé que les différents corps de l'Etat iraient les recevoir à la barrière de l'Etoile. Le calcul du gouvernement se retourna contre lui. En effet, ces grenadiers qui étaient allés combattre de nouveau en Espagne, c'étaient les soldats de l'Empire. Cette guerre avait été une occasion pour les foules d'entendre encore les grands noms des maréchaux d'autrefois. Quoi qu'il en soit, le roi Louis XVIII, pour marquer sa satisfaction aux troupes, rendit une ordonnance disant que l'Arc de triomphe de l'Etoile serait achevé. V. Hugo chanta pour la première fois le glorieux monument. On remarquera sans peine que ce poème est bien moins un hymne en faveur de la Restauration qu'une acclamation à l'Empire. A mesure que la France apparaissait comme plus privée de gloire extérieure, le souvenir de Napoléon se ravivait et devenait une sorte de revanche contre les humiliations présentes. Le 7 octobre 1830, un certain nombre de pétitionnaires demandèrent qu'on fit revenir de Sainte-Hélène les cendres de l'empereur. La Chambre, sans tenir compte de ce vou, passa à l'ordre du jour. C'est alors que V. Hugo, indigné, écrivit sa seconde Ode à la Colonne, que je n'ai pas besoin de vous rappeler.

Cependant le malheur s'acharne sur la dynastie de Napoléon. Le roi de Rome, celui auquel l'empereur recommandait dans son

testament de se souvenir toujours qu'il était prince français, meurt prématurément. Un nouveau contraste devait ici frapper V. Hugo: grand et petit Napoléon, Léviathan et Alcyon! C'est ce qu'il a développé dans une ode merveilleuse, qu'il serait également superflu de citer ici malgré sa beauté immortelle. J'arrive à ce mois de décembre 1840, où le poète put tenir l'engagement qu'il avait pris. Les circonstances politiques l'y aidèrent encore. A ce moment, la France était un peu humiliée dans ses rapports avec l'Angleterre. Vous connaissez les événements qui ont accompagné l'affaire du droit de visite. C'est alors que le roi Louis-Philippe, comprenant qu'il fallait donner une sorte de pâture à notre amour de la gloire militaire, fit commander à Horace Vernet des tableaux rappelant les exploits de l'empire. En même temps, il chargeait son propre fils, le prince de Joinville, d'aller chercher à SainteHélène les cendres du héros. La pompe triomphale et funèbre, à son retour, le 15 décembre 1840, descendit lentement les ChampsElysées et se dirigea vers les Invalides. Dans le recueil posthume de V. Hugo, qui a pour titre Choses vues, vous verrez notées presque heure par heure toutes les impressions qu'il ressentit ce jour-là.

Il pouvait se flatter d'être pour quelque chose dans ce glorieux et légitime hommage rendu au grand empereur. Il avait joué le vrai rôle réservé aux poètes, que lui-même a défini dans de superbes strophes. Ce rôle, en effet, Mesdames et Messieurs, consiste à veiller jalousement sur nos gloires nationales. Ils sont, eux, audessus des partis, toujours plus attentifs à ce qui nous unit qu'à ce qui nous divise. Depuis que tant de beaux vers ont été écrits, bien des événements se sont passés, que V. Hugo ne pouvait prévoir, et qui nous ont obligés à faire rentrer dans l'arène le nom de Napoléon. Mais, malgré tout, sa gloire demeure intacte, parce qu'il a eu pour lui les poètes. Ceux-ci doivent rester le recours des peuples vaincus, le réconfort des démocraties fatiguées. Mieux que la crypte de Saint-Denis, mieux que les caveaux du Panthéon, mieux que la coupole des Invalides, l'oeuvre des poètes défend de toute profanation le linceul de pourpre où dorment les dieux morts, et où se reposent, pour se réveiller en un jour de gloire pour la patrie, les ossements des héros disparus.

C. B.

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CONFÉRENCES de M. CHARLES DEJOB (Sorbonne).

Deux conceptions de la fable: La Fontaine et

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Les Animaux pariants de Casti et les Parali-
pomènes de Léopardi.

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Le Génie du Christianisme et l'évolution du
sentiment religieux au XVII° siècle.

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COURS LIBRE DE M. GASTON DESCHAMPS (Sorbonne).

Victor Hugo. Son enfance

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Victor Hugo écolier

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Influence exercée sur V. Hugo par Chateau-

briand . .

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Victor Hugo. Son mariage

Victor Hugo. Son royalisme.

Victor Hugo et le Philhellénisme

Victor Hugo et le culte de Napoléon.

COURS DE M. EMMANUEL DES ESSARTS (Clermont-Ferrand).

Les théories littéraires de Benjamin Constant.

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