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Si l'on suit cet esprit d'intrigue au zèle intempestif, on aboutit à des désastres; au contraire, en obéissant à la vertu dans la vie publique comme dans la vie privée, on s'attire l'estime générale et l'on assure son bonheur. C'est donc un bon calcul de faire ce dernier choix. Voilà bien un trait de l'esprit grec, positif jusque dans ses chimères. Pour Xénophon aussi la vertu est une bonne affaire en même temps qu'une chose noble. Pour Aristote, c'est la condition essentielle du bonheur, et cette considération du bonheur est le motif déterminant pour la pratique de la vertu. C'est celui qui paraît presque seul dans Xénophon et Isocrate. De là vient cette apparence de terre à terre qui frappe dans leurs théories. « Le meilleur moyen pour un homme de paraitre vertueux (et de s'assurer ainsi les avantages pratiques de la vertu), c'est, dit Xénophon, de l'être réellement; car alors on ne risque pas de se couper, de passer pour un hypocrite ». On ne satisfait pas seulement à une loi morale abstraite, en étant vertueux; on se montre encore habile. Etre méchant, c'est faire preuve de sottise; c'est par ignorance que l'on est malhonnête, car c'est aller contre son intérêt bien entendu. Ce sont les idées que développe Isocrate dans une jolie comparaison (§ 34): « Ceux qui préfèrent l'injustice, et qui goûtent surtout la joie de mettre la main sur quelque bien d'autrui, me paraissent être comme les animaux que leur voracité a attirés dans un piège : ils commencent par jouir de leur proie, et, bientôt après, ils sont perdus; tandis que les hommes qui restent fidèles à la piété et à la justice vivent dans le présent avec sécurité, et, pour tout l'avenir, se livrent à de plus douces espérances ». Il faut donc faire le bien, pratiquer la vertu c'est la seule manière d'être heureux. Ces vues philosophiques d'Isocrate ont pour elles l'autorité de Xénophon et même celle de Platon et d'Aristote; elles sont intéressantes par la netteté et par la conviction avec lesquelles il les exprime.

Voici maintenant où le rêveur chimérique commence à se montrer. Il trace un tableau un peu idyllique d'Athènes transformée; il déroule toutes les conséquences qui vont se produire, et, avec son optimisme naïf, il voit aussitôt tous les amis et les ennemis de sa ville natale s'incliner devant elle; il va même jusqu'à écrire cette phrase surprenante en 361, c'est-à-dire au moment des premiers empiétements de Philippe: «Ne croyez pas que Kersobleptès veuille nous déclarer la guerre pour la Chersonèse ni Philippe pour Amphipolis, s'ils voient que nous ne convoitons aucune des possessions d'autrui» (§ 22). Non seulement ces deux rapaces, ces deux ambitieux ne sont plus, à ses yeux, des ennemis d'Athènes; mais il les croit tout disposés à lui abandonner plus encore qu'elle

ne demande. Voyez-vous Philippe, ce roi si peu naïf, au lieu de maintenir une garnison macédonienne dans Amphipolis, rendant cette ville à Athènes, qui prétend avoir des droits sur elle? C'est là une illusion tragique qui a pesé sur toute la vie et la carrière oratoire d'Isocrate; il a contribué par son aveuglement à mettre sa patrie sous le joug de la Macédoine. Dans une phrase qui vient un peu après la précédente, il va encore plus loin: « Si nous adoptons d'autres principes de conduite, dit-il, et si nous obtenons une meilleure renommée, non seulement ils ne nous prendront rien de notre territoire, mais ils y ajouteront quelque chose du leur. Ceci est le comble de cette naïveté, qui, chez Isocrate, se mêle aux vues les plus profondes de la philosophie et de la politique. Il y a, dans ce système qu'il préconise, une part de vérité: il faut que la justice serve de fondement à la vie publique; mais il y a aussi une illusion dangereuse par sa modération, sa vertu, Athènes désarmera ses ennemis et s'attirera leur affection et leur respect. Quoi qu'il en soit, il reste cette idée que la morale doit inspirer la politique extérieure d'Athènes.

Le discours nous offre ensuite une étude vraiment intéressante. Jusqu'ici ce n'est qu'une pure abstraction, ce ne sont que des principes philosophiques sans grand effet immédiat sur le public; or ce public, Isocrate veut agir sur lui; il faut donc qu'il s'appuie sur l'histoire, sur des faits. C'est ici que se place un développement qui a beaucoup de vérité, la démonstration historique de sa thèse. Rien n'est plus dangereux, dit-il (§ 36), dans l'état présent d'Athènes, que ces orateurs qui nous répètent sans cesse: Imitez donc vos ancêtres; voyez les grandes choses qu'ils ont accomplies; remontez à la situation où s'ils s'étaient placés en se servant des moyens qu'ils avaient eux-mêmes employés ». Rien n'est plus funeste que ces conseils d'un patriotisme mal éclairé. D'ailleurs, quand on parle des ancêtres, il y a tout d'abord une distinction à faire entre les générations successives qui nous ont précédés; parmi elles, il y en a une grande, une glorieuse, qui a constitué la puissance d'Athènes, et une autre très inférieure à celle-là et qui a tout perdu. Il faut imiter la première et se garder soigneusement de ressembler à la seconde. » Quelle est la différence qui les sépare ? Isocrate trace de l'une et de l'autre un tableau qui n'est pas sans éloquence. La première génération est celle qui a vécu du temps des guerres médiques, qui a suivi les inspirations d'Aristide et s'est laissée conduire par Thémistocle, quand il avait une politique juste; c'est celle qui a conquis l'admiration et la sympathie de tout le monde grec par ses services; ce sont les citoyens de la période héroïque, où Athènes repousse les Barbares et défend

avec courage la liberté de tous. Après cette forte génération en vient une autre qui fait tout le contraire : c'est celle de la guerre du Péloponèse, qui fut, en réalité, quoi qu'en disent les légendes, la véritable cause de la ruine d'Athènes. Isocrate en parle avec une âpre franchise, un courage digne d'admiration. Il dit, par exemple (§ 38 et 99): Cette génération a été possédée d'une véritable folie. Quoi de plus insensé, en effet, que cette politique qui consiste, au moment même où l'Attique est ravagée, Athènes assiégée, les haines soulevées contre elle, à rêver la conquête de la Sicile et à ajouter ainsi, aux anciennes difficultés et aux vieilles haines, des haines et des difficultés nouvelles? » C'est bien la même impression que nous éprouvons en lisant dans l'impartial Thu cydide les sages conseils de Nicias et le séduisant discours d'Alcibiade, qui fait appel à toutes les passions et réussit à entraîner toute la démocratie d'alors. On ne peut que reconnaitre qu'un vent de folie souffle à ce moment sur Athènes; elle se lance gaiement dans cette malheureuse expédition, où sa puissance va recevoir une mortelle atteinte.

Les vues d'Isocrate sont donc justes; il faut distinguer dans le passé, imiter ce qui a été bon, éviter ce qui a été funeste, c'est-àdire la politique d'aventures et de conquêtes, l'inquiétude fiévreuse qui a toujours causé les malheurs d'Athènes. Ce n'est pas elle seule qui a été perdue par l'ambition. Isocrate montre dans un développement général que les effets de cette loi se remarquent partout (§ 58). Prenez Lacédémone; elle a fini par écraser Athènes, parce qu'elle était soutenue elle-même par toute la Grèce; mais, une fois Athènes renversée, Lacédémone a été détestée de tons; c'est qu'elle a imité son ennemie et a commis à son tour les fautes qui avaient perdu Athènes; la Grèce entière s'est levée contre cette puissance devenue spoliatrice et tyrannique. Vingt-huit ans après le commencement du vie siècle, Thèbes prend le premier rang; en 371, à Leuctres, elle réduit à rien la puissance de Sparte. La démonstration a de la force; les faits sont bien vus. Le seul principe vraiment sûr, pour une cité comme pour un homme, c'est donc de s'inspirer de la justice, et si elle ne le fait pas, elle court d'elle-même au-devant des désastres. Dans tout ce passage, Isocrate se montre véritablement historien, et son langage a de la grandeur. Mais il ne s'en tient pas à ces considérations générales; il entre dans l'examen détaillé de tout ce qu'il faut faire pour prévenir toute difficulté dans les relations d'Athènes avec ses alliés, et c'est ce dont nous parlerons la fois prochaine.

F. A.

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Les événements de la Révolution se sont déroulés avec une telle rapidité et une logique si impitoyable que les déterministes ont eu beau jeu à prétendre que les choses devaient fatalement se produire comme elles se sont produites en effet.

Je ne pense pas que cette théorie soit vraie. Je crois que rien n'obligeait, par exemple, les députés à la Convention à voter la mort du roi. Je crois qu'ils l'ont votée par peur, et, comme il s'est trouvé plus de 300 députés à rester inaccessibles à ce sentiment, je crois qu'il eût pu s'en trouver aussi bien 400. Je crois qu'au jour du vote sur cette question capitale, la Convention était maitresse de voter autrement qu'elle ne l'a fait.

Mais, le vote une fois prononcé, le choix fait, il n'appartenait plus à l'Assemblée de se dérober aux conséquences de l'acte qu'elle venait d'accomplir.

Aucune force humaine ne pouvait empêcher la condamnation du roi d'avoir pour résultats immédiats la guerre générale et la guerre civile.

Les députés, qui votèrent la mort du roi sans se douter qu'elle entraînerait ces redoutables suites, furent des niais. Ceux qui votèrent la mort du roi en sachant que ce défi sanglant nous mettrait en guerre avec toute l'Europe et allumerait la guerre civile en France furent des sauvages, des fous, des forcenés, mais ne furent point des sots. Et, en politique, la sottise est le pire des défauts.

Les Jacobins virent venir le péril avec une joie barbare. Ils en mesurèrent toute l'intensité; ils en comprirent l'effroyable gravité, et se réjouirent cependant de l'avoir déchaîné, parce qu'ils y virent l'unique moyen de refaire la société suivant l'idéal qu'ils s'étaient créé.

Ils savaient fort bien que ni les journées du 20 juin et du 10 août, ni les massacres de septembre, ni la mort du roi n'avaient changé l'âme de la France.

Ils savaient qu'elle était restée, en immense majorité, chrétienne, sinon catholique; conservatrice, sinon royaliste.

Ils savaient que la France les avait en horreur, eux et leur séquelle de clubistes, d'hommes à piques, de coupe-jarrets et d'assassins.

Ils savaient qu'à la première accalmie la France, un moment atterrée, abasourdie, pouvait se ressaisir et les écraser, ou leur demander des comptes, ce qui leur semblait presque aussi effrayant.

Avec la paix, ils entrevoyaient distinctement la ruine de leur parti, ils se voyaient replongés, les chefs dans leur médiocrité besoigneuse, les comparses dans le ruisseau.

Avec la guerre ils restaient les maîtres pendant la lutte, profitaient des violences de la situation pour dompter les résistances intérieures comme celles du dehors; et, après la victoire, la reconnaissance nationale les maintenait au pouvoir.

Ils avaient tout à perdre à la paix, tout à gagner à la guerre. Et plus la guerre était générale et atroce, plus se faisait impérieuse la nécessité de la dictature, mieux se justifiait la tyrannie du parti.

Cette tyrannie a été si dure et la réprobation publique a été si violente que les Jacobins ont eu honte de leur œuvre, et ont cherché à l'expliquer, à l'atténuer, à lui ôter, après coup, ce qu'elle eut de trop odieux et d'inexcusable.

Le Conventionnel Thibaudeau écrit dans ses Mémoires : « qu'on a trop mal présumé de la perversité humaine lorsqu'on a imputé à quelques personnes l'atroce conception de ce qu'on a appelé le système de la Terreur, que rien ne fut plus éloigné d'un système que la Terreur, et que, malgré sa rapidité, sa marche fut progressive, et qu'on y fut successivement entraîné. »

L'excuse est inadmissible, parce que, si les jacobins ne prévirent pas tout d'abord jusqu'où les entraînerait la politique de délation, de violence et de meurtre qu'ils adoptèrent, ils sont malvenus à dire qu'ils ne l'avaient pas prévu. Ils devaient le prévoir. Ils ne sont pas plus en droit de plaider l'irresponsabilité pour la Terreur, que Louis XIV pour la révocation de l'Edit de Nantes.

La Terreur fut bien réellement un système, et, à dire vrai, le parti jacobin n'en a jamais connu d'autre. Absolu dans ses théories, inhumain dans sa politique, attendant d'un cataclysme et d'un changement à vue la régénération de l'humanité, le parti jacobin n'a ni respect pour les minorités, ni patience. Il n'y a pour lui ni traditions, ni coutumes, ni droits acquis. La loi, telle qu'il la conçoit et qu'il la fait, voilà son idole et gare à qui ne brûle pas l'encens devant elle. Est Jacobin quiconque est infatué

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